Traverses

30’, projection vidéo en boucle, couleur, muet.
Effets spéciaux : Patrick Zanoli. Avec le soutien de : Le Fresnoy (Studio National des Arts
contemporains), CICV Pierre Schaeffer, Montbéliard-Belfort, ZKM-Karlsruhe, Drac Alsace.

Images tournées en studio avec une caméra numérique
Images retravaillées sur INFERNO
Coproduction : ZKM Karlsruhe, CICV, Le Fresnois , DRAC/AlsaceCollection du Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, Harris Museum, Preston, Grande-Bretagne, et collection Robert Cahen © ADAGP Paris 2015

Cette installation vidéo se présente sous la forme d'une projection classique d’une image verticale encadrée, tel un tableau. Des personnages apparaissent du fond de la toile et sont masqués par un épais brouillard, on les discerne à peine. L'un après l'autre, quelquefois groupés, ils avancent lentement  jusqu'au bord cadre de ce tableau. 

Le blanc domine : c’est ce brouillard qui enveloppe, cache ou révèle ces personnes. Enfants, hommes, femmes se succèdent, leur marche est lente, retenue. Aucun d’eux n’arriveront jamais totalement à sortir de ce qui les habille, tous seront finalement « mangés » « happés » par cette matière blanche qui envahit toute la toile.
Lentes apparitions d’Etres, dans une traversée de l'espace, où le temps est mis à l’épreuve (Robert Cahen)

Traverses MAMCS, 2002



Dès les années soixante-dix, la recherche de Robert Cahen est habitée par la notion de passage. Passage de l'image fixe à l'image en mouvement, passage d'un lieu ( et d'un temps) à un autre. Transit. Transformation, métamorphose, de la réalité filmée et du regard : paysages/passages vus au ralenti par un oeil contemplatif et visionnaire, villes, chorégraphie, pays, musiques, ciselés par la respiration incessante du temps.

Depuis quelques années, Robert Cahen  se consacre à la vidéo-installation : il met en espace ses images dans un lieu que le spectateur parcourt, mais  en même temps, il se confronte avec  l’idée de cadre : dans les installations vidéo (Tombe,1997, Tombe avec les mots,2000) de grandes images,   espace offert pour le  parcours – même mental – du spectateur se complètent par une composition fermée par un cadre. Un peu tableau, un peu écran cinématographique – mais vertical – un peu image électronique, lumière bleue ... Des objets dans la première installation, et dans la seconde des mots qui passent, qui traversent l'espace aquatique contenu par l'encadrement.

Dans Traverses voici des personnages, ou plutôt, des personnes : prises dans un univers quotidien, vêtus comme nous, sans aucun autre costume ou masque si ce n'est un voile de brume qui les enveloppe et dont ils se libèrent lentement et imperceptiblement ( pas toujours et pas complètement ), en avançant dans le tableau vers nous. Le brouillard : un "effet spécial " qui est un effet naturel, une vapeur, le blanc de l'oubli, du rien et du tout.  Qui sont-ils ? Que font-ils ? Pourquoi habitent-ils le silence ? La brume, les révèle-t-elle ou les cache-t-elle ?L'énigme qui enveloppe ( au sens propre ) ces personnages évoque le voyage de Dante dans l'au-delà, métaphore des rencontres heureuses et douloureuses, des actions destinées à la reconnaissance et à la mémoire comme à la condamnation de l'oubli sans fin. Dans d'autres oeuvres, et autrement, Cahen avait abordé l'énigme des rencontres : dans la vidéo On the Bridge  (1990, 4 min) cent personnes avançaient sur un pont vers la caméra, et prononçaient leur nom, l’une après l’autre, reculant ensuite vers leur point de départ. Dans Voyage d'hiver (1993, 18 min) la blancheur totale des paysages de l'extrême Antarctique se faisait métaphore du vertige existentiel, avec l’apparition  d'un premier plan de fillette qui émergeait à peine des zones incertaines de la mémoire. Dans l'épisode du marché chinois de 7 visions fugitives  (1995, 32 min) le petit caméscope que l'auteur tient à la main fend une foule de visages et de regards qui croisent l'objectif – et donc notre propre regard aussi -  en un dialogue muet, plein de questions non énoncées.

Dans Traverses  l'espace est plus raréfié, bloqué par l'épaisseur d'un blanc obstiné, et l'identité n'est rattachée à aucun nom, ni lieu précis. Tout est suspendu, ouaté. Des hommes, des femmes, des enfants, seuls ou non, apparaissent, avancent, mais ne sortent jamais du cadre : "Aucun d' eux – écrit l'auteur – n'arrivera jamais à sortir totalement de ce qui l’ habille, tous seront finalement 'mangés', 'happés' par cette matière blanche qui envahit toute la toile." Enveloppés par la lenteur du tempo de leur marche, par le tempo de la vie, par le gouffre d'une infinie poignée de secondes : engloutis par un oubli inévitable et en même temps délivrés, ramenés à la lumière par le regard de l'auteur et par le nôtre, qui l'espace d'un instant les contemple, les cherche et les trouve, avant de les perdre à nouveau. Et qui pendant cet instant magique, silencieux, les reconnaît, se reconnaît, dans la grande toile du temps qui passe, parce que c'est en ce lieu que nous sommes tous, nous aussi ; et  nous existons parce que quelqu'un nous cherche, nous trouve, nous regarde. " Lentes apparitions d' Etres – écrit encore Cahen – dans une traversée de l'espace, où le temps est ici mis à l'épreuve"...

Sandra Lischi , Pisa, 2002.